L’abolition de la prostitution, une réalité française : bilan de trois années de la loi 2016-444

Alors qu’un nombre croissant de pays adopte le modèle nordique ou envisage de le faire, alors que le 3e congrès mondial contre l’exploitation sexuelle vient de porter la parole abolitionniste en Allemagne,  la France célèbre aujourd’hui le 3e anniversaire de l’entrée en vigueur de la loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel. L’occasion pour nous de dresser un état des lieux de la révolution profonde que la loi a engendrée.

 

sources :  Revue de presse de l'Observatoire international de l'exploitation sexuelle / Recueil des Actes Administratifs (RAA)   ©FondationScelles

Trois ans après son adoption, la mise en œuvre de la loi 2016-444 « visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées » d’avril 2016 a connu une nette accélération. Marqués par des critiques et des attaques violentes,  ces derniers mois n’ont pourtant pas été faciles. Mais le rejet de la QPC remettant en cause le principe de pénalisation des clients de la prostitution par le Conseil constitutionnel en janvier 2019 a permis de réaffirmer la loi qui sort renforcée de cette polémique. >>>

 

2016 – 2019 : trois années d’application de la loi

 

-       Des commissions au travail et des victimes protégées…

A ce jour, on compte 65 commissions installées,  78  associations agréées et environ 150 personnes en parcours de sortie de la prostitution. D’autres commissions devraient encore voir le jour d’ici la fin 2019.

Certes, on observe des disparités territoriales et  le niveau d’avancée des départements n’est pas partout le même. Certaines commissions sont instituées mais ne sont pas encore actives. D’autres départements n’ont pas encore créé leur commission. Ce qui ne veut pas dire que tous ces territoires sont inactifs. Dans l’Aube, par exemple, la commission n’a pas encore été créée (du fait de l’absence de structure spécialisée susceptible de recevoir l’agrément) mais un travail de sensibilisation des professionnels du département a été entrepris.

A l’inverse, certains territoires se sont véritablement emparés de la loi : des départements ont déjà tenu la troisième, voire la cinquième réunion de leur commission (Haute-Vienne, Tarn-et-Garonne…) ; des groupes de travail sont constitués pour travailler sur les axes stratégiques d’action; des partenariats sont créés par la mise en œuvre des commissions (par exemple, dans l’Oise, un syndicat de l’industrie hôtelière participe à la commission) ; des outils communs sont réalisés pour sensibiliser et informer le public…

 

sources :  Revue de presse de l'Observatoire international de l'exploitation sexuelle / Recueil des Actes Administratifs (RAA)   ©FondationScelles

 

-       Des clients sensibilisés ….

Plus de 4000 hommes ont été verbalisés pour recours à la prostitution, y compris sur internet. Et la mesure est appliquée sur un nombre croissant de territoires. De même, les stages de sensibilisation qui constituent une mesure alternative aux poursuites proposée aux hommes interpellés, se mettent en place.

Ainsi, l’APCARS (Association de politique criminelle appliquée et de réinsertion sociale) et la Fondation Scelles ont animé près d’une vingtaine de sessions entre décembre 2017 et avril 2019, avec plus de 150 participants. A partir de mai 2019, le rythme des sessions va d’ailleurs s’accélérer avec trois stages par mois, à raison de 10 personnes par stage. Et le bilan est positif. L’objectif qui est tout à la fois de déconstruire les clichés, de faire comprendre les fondements de la loi et de présenter la réalité de la prostitution à travers le dialogue et l’échange semble en effet atteint : 100% des personnes qui ont rempli les questionnaires à l’issue de la journée ont dit ne plus avoir la même vision du système prostitutionnel, et 89% déclarent qu'ils ne recommenceront pas.

 

 

 

Vers un changement de société…

Au-delà des données chiffrées, le changement engendré par la loi est plus profond et commence à se faire sentir. 

-       Une prise de conscience généralisée

Aujourd’hui, la prostitution est au cœur des politiques publiques de chaque département. La mise en œuvre de la loi a été l’occasion de prendre la mesure du phénomène par des actions de diagnostics locaux et d'état des lieux. Nombre de départements ont ainsi découvert, parfois avec surprise et souvent avec inquiétude, l’existence de la prostitution sur leur territoire et étudié ses différentes formes : une prostitution souvent cachée, dans les villes mais aussi dans les zones rurales, une prostitution régulière ou de survie, des sex tours, un nombre croissant de victimes mineures ou jeunes majeures...

-       Une autre perception de la prostitution

Le rapprochement d’acteurs d’horizons différents (représentants de l'Etat et des collectivités territoriales, magistrats, professionnels de la santé et de l'éducation, associations agréées…) au sein des commissions et leur travail en commun commencent à  faire émerger une autre approche de la prostitution. Quelques exemples le montrent. Ainsi les relations entre la police et les personnes prostituées commencent à évoluer : dans l’Oise, les gendarmes vont à la rencontre des personnes prostituées pour leur présenter les parcours de sortie ; à Fontainebleau,  qui fut un des premiers ressorts à appliquer la loi, un rapport de confiance s’est instauré et les personnes prostituées portent davantage plainte. De même, les faits de violences sur personnes prostituées sont mieux pris en compte et plus lourdement condamnés : à Evreux en octobre 2018, deux hommes qui avaient roué de coups une personne prostituée ont été condamnés à 6 mois de prison ferme pour vol aggravé, rébellion lors de l’interpellation et recours à la prostitution.

>> Loi prostitution : Les commissions départementales entrent en action

>> Interview de Guillaume Lescaux, 1er Procureur à appliquer la loi sur la prostitution

>> LOI PROSTITUTION en France : entrée en vigueur du stage de sensibilisation des clients

 

Objectif 2020 : passer à la vitesse supérieure

Depuis trois ans, la loi fait la preuve de sa viabilité et de son efficacité. Il faut maintenant intensifier sa mise en oeuvre.

-       Une application systématique et homogène de la loi

La loi vise à appréhender la question prostitutionnelle de manière globale, à travers tous ses aspects de prévention, répression, protection des victimes… Mais elle n’est pas toujours perçue comme telle. A ce jour, seuls deux aspects de la loi sont réellement identifiés et mis en oeuvre : la pénalisation du recours à la prostitution et les parcours de sortie de la prostitution. L’aspect prévention auprès des jeunes collégien-ne-s et lycéen-ne-s ainsi que le renforcement de la lutte contre le proxénétisme sur internet sont encore peu ou pas mis en œuvre, et plus ou moins perçus par les acteurs impliqués. De même, le message de la loi n’est pas toujours bien compris : en témoignent les arrêtés municipaux anti-prostitution encore actifs dans certaines municipalités. Gommer les disparités territoriales, étendre l’application de la loi à tous les territoires et homogénéiser sa mise en œuvre sont les premières urgences.

-       Des financements à la hauteur des objectifs

La baisse des crédits alloués par l’Etat aux parcours de sortie de la prostitution constatée en 2018 se poursuit en 2019. En 2018, le budget destiné à l’accompagnement des victimes était passé de 6,8 millions à 5 millions d’euros, réduisant notamment les crédits de l’AFIS, l’aide financière à l’insertion sociale et professionnelle accordée aux personnes en parcours de sortie de la prostitution, ainsi qu’une part des financements accordés aux associations. Le budget 2019 a entériné ce mouvement et réduit encore les crédits de l’AFIS de 3 millions à 2 millions d'euros et les budgets alloués aux CHRS (Centres d’hébergement et de réinsertion sociale).

-       L’impulsion du gouvernement

Ces objectifs ne pourront pas être atteints sans le soutien et l’impulsion du gouvernement. Il faut une directive pour mettre en adéquation les politiques locales et la loi d’avril 2016. Il faut parvenir à une application homogène et systématique sur tout le territoire.

Changer la société, faire évoluer le regard sur la prostitution est un projet de longue haleine. Nous comptons sur le gouvernement pour le porter.